Le rythme de la musique résonnait encore dans son crâne et lui vrillait les tempes. Boire, faire la fête ; jusqu'au petit matin il aurait pu suivre ce cycle, mais son esprit l'avait rappelé inopinément à l'ordre. Pour quelle raison ? Il n'en savait rien. Ou peut-être si. Même si les vapeurs de l'alcool avaient leurs effets sur son esprit quelque peu embrumé, il y voyait clair. Sensation lancinante et soudaine d'un manque inexplicable. Il ressentait ce qui pourtant ne lui arrivait pas. Peut-être la magie des liens, en particuliers ceux qu'on pouvait tisser avec un être qui était nous, et vice-versa. Il ne vivait pas la chose mais pourtant avait cette sensation étrange. Comme familière.

Il traînait des pieds sous la pluie battante. De nuit, sous les feux des lampadaires qui comme mille projecteurs longeaient sa scène de macadam ruisselant, il était un acteur qui ne connaissait pas son texte et improvisait devant le public le plus critique qui soit ; La vie. Les perles de diamant liquide s'abattaient sur lui, sur son visage, à ses pieds, sur la ville en général. Leur clapotis, la lancinante mélodie de leur chute, la morsure du froid à sa peau, l'odeur du macadam mouillé jouant avec ses sens ; Il marchait, seul, sans but, sans point de départ, sans retour prévu. Jared se vidait la tête. Il se vidait des quatre derniers mois qu'il avait vécu. Quitter le monde carcéral, revoir le soleil en face, n'avoir aucune limite de territoire. Retrouver la liberté, la vie, tout simplement. La prison l'avait sevré de ses conneries. Et c'était là, pour la première fois et avec un besoin pressant, qu'il était revenu à Raleigh. Siège familial, ville qu'il avait fuie treize années auparavant. Revenir, pourtant, et apprendre des mauvaises nouvelles. C'était prévisible, mais sa part d'héritage s'était envolée. Il s'y était attendu, mais la blessure était allée profonde. Il n'y avait aucun espoir pour qu'il soit de nouveau de la famille. Il n'y avait aucun espoir pour qu'il se fasse pardonner, pour que les choses puissent s'arranger.

Trempé jusqu'aux os, vidé, et encore embrumé. Il ne comprit qu'il était sous le porche d'une maison qu'avec un temps de réaction suspect. Une maison bleue. Son cœur se serra. Il pouvait se voir du coin de l'oeil dans l'un des reflets d'une fenêtre. Il dégoulinait sur place, tremblait presque, ses cheveux mouillés collaient à sa peau et il aurait sûrement pu entendre le doux bruit de couinement non-identifié que faisaient ses chaussures. Perdu dans ses pensées, ses pas, son errance, tout cela l'avait mené tout droit chez les plus concernés. Dans cette maison vivaient son jumeau et son petit-frère. Il déglutit, levant le nez pour regarder la bâtisse. Josh avait tout parfaitement réussi, alors. Il avait toujours fait mieux que lui, mais maintenant, là, il l'écrasait de sa supériorité. Le Broderick ne regarda pas l'heure qu'il était pour vérifier qu'il ne dérangerait pas. Oh non. Trois coups donnés contre la porte à la force du poing. Peut-être que ce soir, ou plutôt cette nuit, c'était le jour J. L'instant T. Ce moment où enfin, sans peur, il oserait se confronter à son aîné d'une minute. Il était lui, mais il était son inverse. De son absence, il avait vu les dégâts auprès d'Even. Même à distance, surtout peut-être, il l'influençait. En pensant tout arranger, en quittant cette famille où il était à proprement parler la seule tâche, il avait encore un peu plus semé la zizanie. Et son retour, après treize longues années d'absence, avait soulevé de terre les rancoeurs amères et les vieux souvenirs, les batailles jamais finies et les promesses qui n'avaient pas tenu. Jared, attendant sous ce porche, devant cette porte, s'extirpa de sa brume un instant... Mais bon sang, était-il fou ? Oui, sûrement. Il se jetait dans la gueule du loup, venait lui-même se constituer prisonnier ? Court instant de panique. Mais c'était trop tard car la porte s'ouvrait sur son jumeau. On lui mettait un miroir gommant les défauts sous le nez. Il ne saurait jamais ce qui le prit alors. « Bonjour, Josh. » L'introduction la plus ridule qu'il soit. Ou peut-être pas. Il avait de nouveau une dizaine d'années et les liens s'effilochaient entre lui et son jumeau. Trop de choses différaient entre eux, et la jalousie n'aidait en rien. Aucun sourire pour accompagner ses paroles. Juste ses yeux bleus plantés dans des prunelles identiques aux siennes. Et ainsi soit-il.

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Back in front of your door

(c) AMIANTE

Etait-ce cela qu'il avait réellement refusé de vivre ? Une belle maison, une pelouse impeccable ? Une famille, une vie, un compte en banque dans le vert et une cuisiné équipée ? Et les seuls mots, seule introduction qui passa la barrière de ses lèvres, tout cela se résuma à deux mots. Deux mots ridicules en telle situation. Bonsoir Josh. Peut-être aurait-il pu se taire. Peut-être aurait-il du le faire. Il ne restait qu'ainsi face à ce miroir, ce reflet de lui-même. C'était tout ce qu'il aurait pu devenir. C'était tout ce qu'il n'était pas. C'était ce qu'il ne serait donc jamais. La surprise fut palpable. Décontenancé, son jumeau semblait tout aussi incertain alors que lui. Et l'était. Mais au moins lui ouvrait-il sa porte. La déclaration de guerre qu'il avait redoutée n'avait pas sonné son glas. Au moins le ressentait-il dignement. C'était étrange le lien que deux êtres pouvaient lier quand ils commençaient leur vie ensemble avant même que, techniquement, elle n'est commencée. Jared hésita. Le beau-parleur, le grand rebelle, le mouton noir de la famille, tout cela était bien beau. Mais il se prenait de peur tout-à-coup. De peur, peut-être non. Appréhension plutôt. Qu'allait-il découvrir, comment allait-il aborder toutes ces choses-là. En effet, oui, cela faisait un moment. Un moment, même, était un euphémisme. Treize ans qu'il n'avait plus adressé une seule parole à son identique. Treize années loin de Raleigh, pour finalement revenir cet été, attiré de façon irrémédiable vers ces racines pourries qui portaient l'arbre de sa vie. Rentrer, dégoulinant, dans ce monde qui n'était plus le sien. Et voir, entendre, ressentir, déjà une présence qu'il avait croisée quelque fois. Even. Le loup déguisé en agneau, ce petit frère qu'il avait abandonné. Lui qu'il avait probablement encore plus influencé en le quittant qu'en restant à ses côtés. Regarder ce qu'il en était devenu. Un fruit gâté de plus, sauf que celui-ci avait commencé sa destruction depuis le noyau, et qu'encore, son extérieur et sa chair étaient attirants. Sens inverse du sien. Lui n'avait fait que montrer à tous qu'il allait dans le sens opposé. Il n'avait plus pipé mot, depuis ces salutations succinctes. Il n'osait non plus définitivement rentrer. Mais s'en vit finalement obligé inconsciemment. Dégoulinant, tâche d'huile collante sur le drap immaculé. Parce que, déjà, il était rentré chez lui. Déjà, il avait vu la maison. Déjà, il avait fait des conneries. Il déglutit. Ne pas se laisser perturber, aussi, pas l'alcool qui coulait dans son sang.

« Je.. Oui. Longtemps, ça fait longtemps, comme tu dis. - Il marqua une pause - ..Salut Even. » Dégouliner sur le parquet, et grelotter, alors, doucement et en silence. Première fois qu'il revoyait ses frères ensembles. Qu'ils se revoyaient tous trois, au même moment, dans la même pièce. Jared passa une main dans sa chevelure détrempée. Au moins la pluie avait-elle eu la bonne idée d'éclaircir ses idées. Il se mordit la lèvre inférieure, laissa un silence se faire, quelques secondes. « .. Josh ? Je sais ça le fait, j'arrive comme ça sans explication mais.. T'aurais pas des vêtements secs ? Je dois plus ressembler à rien. C'est pas la meilleure tenue pour retrouver.. ses frères. » Un instant de latence, avant qu'il ne prononce ses mots. Il avait avalé sa salive, avait repris sa respiration. Ses frères. Malgré l'absence et la séparation, les querelles et les regrets, les souvenirs et les futurs incertains, ils restaient membres d'une même famille, d'une même fratrie. Même sang, même parents. Ils se ressemblaient, avaient grandi côte à côte. Certaines choses ne s'oubliaient pas. Ne pouvaient pas s'oublier.

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